La réalité ne peut être découverte qu’en comprenant ce qui « est », et pour comprendre ce qui « est » on doit être libre : libre de la peur de ce qui « est ».
Pour comprendre ce processus, il faut qu’existe l’intention de savoir ce qui « est », de suivre chaque pensée, chaque sentiment, chaque acte.
Et, ainsi que je l’ai dit, cette poursuite est difficile, car ce qui « est » n’est jamais immobile, statique, mais toujours mouvant. Le « ce qui est » est ce que vous faites, ce que vous pensez et ressentez réellement d’un instant à l’autre, et non ce que vous voudriez être, l’idéal fictif. Ce qui « est » est l’actuel et pour le saisir il faut un esprit aigu, rapide, toujours en éveil. Si nous commençons à condamner ce qui « est », à le blâmer ou à lui résister nous ne comprenons plus son mouvement. Si nous voulons comprendre une personne, nous ne devons pas la condamner, mais l’observer, l’étudier.
Il me faut aimer la chose même que j’étudie.
Si vous voulez comprendre un enfant, aimez-le, ne le blâmez pas, jouez avec lui, observez ses mouvements, ses caractéristiques personnelles, son comportement. De même, pour comprendre ce qui « est », vous devez observer ce que vous pensez, ressentez et faites d’instant en instant. C’est cela l’actuel. Toute autre action, toute action idéologique, tout idéal n’ont rien d’actuel; ce ne sont que des souhaits, des désirs fictifs d’être autre chose que ce qui « est ».
La compréhension de ce qui « est » exige un état d’esprit en lequel il n’y a ni identification ni condamnation, ce qui implique un esprit vif et pourtant passif. Nous sommes dans cet état lorsque nous voulons réellement comprendre quelque chose.
L’intensité de l’intérêt engendre cet état d’esprit.
Et lorsque nous voulons comprendre ce qui « est », c’est-à-dire l’état même de notre esprit, nous n’avons guère besoin de le forcer, de le discipliner, de le contrôler; au contraire, nous devenons le lieu d’une observation vive et passive. Cet état de lucidité surgit avec l’intérêt, avec l’intention de comprendre.
La compréhension fondamentale de soi-même n’est pas le fruit d’une accumulation de connaissances ou d’expériences.
Celles-ci s’appuient sur la mémoire, tandis que la connaissance de soi est d’instant en instant.
Si nous ne faisons qu’accumuler des données sur le moi, ces informations mêmes nous empêchent de nous comprendre plus profondément, car cet entassement de savoir et d’expériences devient un foyer où la pensée se concentre et a son être. Le monde n’est pas différent de nous et de nos activités, c’est ce que nous sommes qui crée les problèmes du monde.
La difficulté, pour la plupart d’entre nous, est que nous ne nous connaissons pas directement, mais que nous sommes à la recherche d’un système, d’une méthode, d’un moyen d’action qui résoudraient les nombreux problèmes humains.
Existe-t-il un moyen, un système pour se connaître?
Toute personne habile, tout philosophe peuvent inventer un système, une méthode, mais ne pensez-vous pas que le résultat d’une méthode est créé par la méthode elle-même?
Si j’adopte un certain système pour me connaître, j’obtiendrai le résultat qui découle de cette méthode, mais je ne me connaîtrai pas pour autant. Car la méthode, le système, le moyen, façonnent la pensée et l’activité, mais cette forme particulière qu’elles assument n’est pas la connaissance de soi.
Il n’y a donc pas de méthode pour se connaître.
La recherche d’une méthode implique le désir d’obtenir un certain résultat – c’est cela que nous voulons : nous nous soumettons à l’autorité d’une personne, d’un système ou d’une idéologie car nous désirons obtenir un résultat qui nous fasse plaisir et qui nous apporte la sécurité.
En vérité, nous ne voulons pas nous connaître, voir clairement nos impulsions, nos réactions, tout le processus conscient et inconscient de notre pensée; nous préférons adopter un système et poursuivre le résultat qu’il comporte. Cette poursuite est invariablement engendrée par notre désir de trouver une sécurité, une certitude,
et le résultat n’est pas la connaissance de soi.
Une méthode implique l’autorité d’un sage, d’un gourou, d’un Sauveur, d’un Maître qui se portent garants de l’efficacité de leur enseignement; mais cette voie n’est certes pas celle de la connaissance de soi.
IV – De la Connaissance de Soi (suite) – pages 24
Jiddu Krishnamurti – LA PREMIÈRE ET DERNIÈRE LIBERTÉ
Traduit de l’anglais par Carlo Suarès – 1954
Éditions Stock